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À cause de sa fragilité, on la disait frivole ; on disait qu’elle aimait les tigres, qu’elle aimait les bruns. Calomnie ! Moi-même, j’avais habité avec elle près de Rouen-Saint-Morin, chez Renaud, à l’enseigne : Au bon vin pas d’enseigne, où elle travaillait seule à sa sculpture ; car elle différait en cela des autres sculpteurs, qui ne se précipitent que là où ils sont sûrs de trouver un contingent de leurs collègues, les sculpteurs s’attirant à la campagne comme les statues à la ville, et comme si le but suprême de la sculpture était de donner au monde les bustes des sculpteurs. Elle préférait simplement les villégiatures humides, à cause de sa glaise, et rentrait de vacances gavée d’écrevisses ou percluse de douleurs. Elle parlait sans liaison, sans adjectif, attribuant toujours l’affirmation qu’elle croyait importante (sur le beau temps par exemple, ou la nécessité des armées permanentes), par modestie, à un corps de métier voisin du sien, médaillers ou graveurs sur bois… Le Figaro lui accordait le plus grand talent après Rodin, mais elle, ce qui l’amusait le plus dans les bustes, c’était de percer les yeux à l’épingle à tricoter… Les Feuillets lui accordaient le plus grand génie après Barka, mais ce qu’elle préférait, dans les statues en pied, c’était de faire les boutons des vêtements. Redon, Monet, Renoir, Debussy avaient posé pour elle, elle était la seule à imaginer l’impression des dix doigts du demiurge, si le premier jour du monde, il avait pétri, au lieu d’Adam, tous les peintres et musiciens de 1912 à 1919 ; mais ce qu’elle préférait, c’était modeler de grands nez au coupe-papier, et comme elle ne savait, semblable à la plupart des Français, reconnaître les Israélites, elle était stu-