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dant les révolutions, médailles d’identité pour la ration des denrées indigènes, entrée gratuite aux Pinacothèques et à tous les Musées germaniques, abonnements spéciaux au gaz et à l’électricité, j’en débarrasse tout à l’heure mon portefeuille. Désormais, je paierai double pour voir les Cranach et les Dürer, triple pour me chauffer à Munich, et quadruple pour acheter les œuvres de Schiller… J’ai perdu l’Allemagne…

Le Rhin, le Danube, l’Elbe et l’Oder, tous ces fleuves que j’ai appris si récemment dans l’ordre comme un enfant, je les ai perdus. Il y en a que je n’aurai même pas eu le temps de voir pendant qu’ils étaient mes fleuves nourriciers. Soixante millions d’êtres et leurs ancêtres se sont envolés de moi l’autre jour, et m’ont laissé seul, comme le renard glissé dans l’assemblée des oiseaux qui apparaît dès que les oiseaux s’élèvent. Le gros aigle de l’Empire s’est envolé. Me voici abandonné aussi par l’oiseau Wagner, l’oiseau Nietzsche, l’oiseau Gœthe. Zelten me retire un second passé dont le souvenir peut m’être aussi cruel que le néant de l’autre. Je sens d’ailleurs qu’il a dit vrai. Je sens que j’ai été un élément étranger en Allemagne ; je me rends compte aujourd’hui seulement des malaises, des douleurs provoqués par elle en moi, et qui m’indiqueront peut-être mon vrai peuple : cette peine que j’avais toujours à rouler le verbe à la fin, cette manie de ne pas croire les journaux, ce besoin d’avoir les cheveux non rasés, d’exiger une preuve à toute affirmation, un statut précis aux relations des États avec l’Empire et du cœur avec les sens. Vous rappelez-vous comme je reprochais à votre dynastie de n’avoir pas réglé depuis 1113 la question des biens du clergé