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une gare obscure, mystérieuse, accrochait pour la première fois dans mon esprit au train présidentiel le wagon de la solitude. Toutes les sonnettes des gares sonnaient sans arrêt ; en lisant ou en prononçant leur nom, j’avais pressé sur un bouton électrique que je ne savais plus apaiser et qui appelait pour moi de la bourgade et de la commune tous les personnages liés à elle dans ma mémoire, à Morterolles, le père Arouet de Saint-Sauveur, l’athée, qui faisait ses enfants en janvier pour qu’ils naquissent en septembre, mais dont la femme n’avait que des grossesses raccourcies ou prolongées ; à Bessines, le cantonnier, le père Bénoche, qui avait sauvé un colonel en Crimée, un général au Mexique, et dont la vie était ratée, disait-il, car il lui restait à sauver un maréchal ; au Breuilh-au-Fa où l’on prend au filet les saumons. Monsieur Claretie qui avait emmené à la pêche mon père, le jour où il eut juste un mètre, et qui l’étendait près des poissons pour les mesurer. À Droux, où des renards qui mangeaient les baies sous des genévriers effrayèrent mon père quand il regagnait le collège, après les arrière-petits-neveux de ces renards, peut-être, des chiens aboyaient. À Ambazac, où le loup suivit son cheval, je vis, en me penchant, deux disques vert et rouge, un loup vairon. J’entrais dans le pays le plus légendaire pour moi après celui de Gulliver, mais où les hommes avaient ma taille et où le train passait. Tout ce qui a permis de prouver que l’itinéraire de Chateaubriand en Amérique était faux prouvait que la jeunesse de mon père était vraie. Il y avait juste la place entre Fursac et Blond pour la chasse à courre des Lecointe. Je devinais le nom