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de redevenir pour notre planète cet amant. Les houilles de Chine, les insectes du Pacifique, les palmiers du Brésil, les cheveux frisottés des professeurs de Cambridge ont besoin, à certaines époques, d’être caressés par le même souffle, la même main et les mers ouvertes par les mêmes étraves…

Je n’eus pas le temps de répondre que l’Occident eût peut-être préféré d’autre affection que l’amour von Kluck, d’autres tendresses que la tendresse Kronprinz, et qu’il eût peut-être convenu de les réserver d’abord à l’Orient, — car on frappa…

Je vis entrer cinq femmes âgées et un vieillard. Deux d’entre elles portaient de pauvres vêtements ; l’une était une paysanne du Spreewald en costume ; les deux autres et le vieillard paraissaient de condition meilleure. Mais tous avaient en évidence des médaillons avec cheveux, de petites croix avec médailles, et chacun tenait dans la main, comme un ticket d’entrée, une photographie : c’était le lot mensuel des parents de disparus qui avaient cru reconnaître un trait de leur enfant dans les portraits de Kleist. Kleist était sorti de son bureau, pour que ses jambes aussi fussent visibles. Les vieilles le regardaient de loin, n’osant approcher, ne voyant rien sur lui qui rappelât leur fils, mais attendant encore qu’il les reconnût et tâchant de se rendre semblables à ce qu’elles étaient voilà sept ans, voilà vingt ans. On avait allumé tout grand le lustre. Au-dessous de cent bougies, je sentais mon ami misérable et sans nom. Siegfried, Kleist s’étaient écartés de lui, pour laisser la place, si par bonheur il le fallait, au père Strossmeyer, et à Frau Oberrath Friesz, qui pour cette minute les dépassaient