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des yeux, des lèvres, des dents de dix-huit ans, le visage enfin de celui qui est là et que vous appelez un étranger !

Il me regarda tendrement, mon visage d’aujourd’hui masqué pour lui de mon visage de la redoute…

Mais Eva haussait les épaules… Je prétextai un rendez-vous et les laissai…

*


Kleist ne fit aucune allusion à ma lettre, mais à la façon dont il me serra la main, je compris qu’il l’avait reçue. La leçon fut moins bonne que la veille, il était distrait. Le chapitre du coiffeur, de la visite au Musée Grévin n’arrivèrent point à le captiver. Je crus qu’il attendait Eva, mais j’appris bientôt qu’il s’agissait d’une triste visite. Il m’apparaissait non pas transformé depuis hier, mais plus ressemblant à la dernière image que j’avais conservée de lui. J’appris à la fin de la soirée pourquoi il avait enlevé ses lunettes et se condamnait à plus de myopie, écourté sa barbe, coupé ses cheveux. Sa chemise était à col souple et ouvert, ses escarpins laissaient voir presque entièrement ses pieds. De tout son être il était bon, affectueux, mais hors du présent. Je me souvenais avoir éprouvé à un degré plus faible la même impression, et il me revint que c’était à la Fourrière. Chaque chien sur mon passage se relevait, l’oreille contractée pour donner à l’onde sonore la forme de son nom, s’étalait pour indiquer sur lui ce qu’il croyait sa marque. Un flux et un reflux de souffrance agitait les toisons des caniches bruns comme le vrai flux un bouquet d’algues.