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RETOUR D’ALSACE

sur les yeux de ces soldats ; les bourrus repassèrent une vie enthousiaste, les égoïstes une vie généreuse, les faibles une vie de décision, car on avait cinq minutes pour se connaître, donner son adresse, pour regagner son train, partir. Mais où pouvaient bien être les Alsaciennes ? Permettraient-elles que l’Alsace, dans notre esprit, devînt un pays masculin, un Berry, un Poitou, une province devant laquelle on ne s’effacerait pas si on la rencontrait en personne à une porte, pour la laisser passer d’abord. Allaient-elles laisser s’effacer ces tableaux enfantins de l’école qui ont uni, dans notre mémoire, et confondu, une petite Alsacienne, une Romaine élevant ses fils et une Océanie de douze ans, toute nue ! Trinité scolaire, qui souvent m’oppressait d’une nostalgie égale. Pardonnerai-je à l’Alsacienne de se cacher, elle qui doit avoir maintenant mon âge, alors que j’en ai voulu, bien souvent, de n’avoir pas fait pour moi cet immense voyage à la petite Océanie ?

Enfin la voilà. Elle est venue seule, avec un bambin de trois ans qui ne ressemble à aucun continent, mais bien, avec son raisin et ses poires, à une saison. Elle me le montre avec toute la fierté que peut avoir un symbole féminin d’avoir mis au monde un petit mâle. Elle est jolie, fraîche, avec un visage large sur lequel le regard