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RETOUR D’ALSACE

en entier, chacun de notre place, pour la première fois, comme on voit le train dans la montagne. Un soleil Louis XIV, aux rayons obliques, réserve tout son or pour la compagnie hors rang. Les sapeurs étincellent, les télégraphistes flamboient, l’artificier éclate. Depuis que le colonel m’utilise comme interprète, je me place pendant les marches au premier rang de la compagnie de jour, en serre-file aux quatre hommes de tête. Comme il y a huit compagnies et que les soldats ne changent jamais de conversation, je reprends à chaque marche la conversation interrompue voilà huit jours, et cela me fait trente-deux camarades nouveaux, les trente-deux plus grands du régiment, qui me hèlent quand je passe ou me disent bonjour dans les bivouacs. C’est aujourd’hui la dix-neuvième, où l’on parle de la guerre. Les hommes se passent les conseils de leurs pères qui ont fait 70 — couper les boutons de culotte des prisonniers — mettre des journaux dans les souliers quand il gèle ; toute une science anodine qu’il aurait bien fallu un jour pour apprendre : la guerre de 70 raccourcira celle-ci de juste un jour. Je me laisse glisser à la compagnie suivante, jusqu’au petit Dollero, mon camarade préféré, qui a vingt ans, le seul soldat de l’active dans ces trois mille réservistes, petit poète enfoui