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RETOUR D’ALSACE

… C’est la guerre. On ne me fera pas travailler de l’après-midi. Sur ce dimanche alsacien, morne, privé d’hommes, et sans doute de vêpres, joue un dimanche français, privé de femmes, mais qui remplit de bleu et de rouge tous les coins vides de l’autre. Les soldats ont réussi à apprivoiser le village, les habitants sortent officieusement de leurs armoires, pour le faire admirer, tout ce qu’ils n’ont pas osé revêtir officiellement ce matin : les femmes, leurs jupes et leurs nœuds noirs, les hommes leurs vestes à boutons, le curé ses chasubles… C’est la guerre, avec son ciel bleu, ses canons grondants, ses pigeons qui s’entraînent autour du clocher sur la piste même des martinets. Je vais m’étendre dans la prairie, sous un pommier aux pommes vertes et dures. Je peux dormir au-dessous d’elles, je peux les contempler sans crainte, et même sans l’appréhension d’avoir à inventer, l’une tombant, les lois du monde. C’est la guerre dans sa quatrième semaine, au dimanche exact où elle aurait dû s’adoucir et devenir la chasse. C’est le fond clair de la haie qui devient subitement rouge, quand une section passe sur la route ; la compagnie de piquet qui s’exerce dans le champ voisin à charger à la baïonnette en criant : « Vive la classe ». Ce sont mes camarades inoffensifs des manœuvres, armés soudain de bombes, de