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RETOUR D’ALSACE

détaché cette Lorraine, que nous lui avons donnée pour compagne. Les deux deuils de 70, confondus par égoïsme ou par hasard en un seul deuil, il les sépare en moi autant que si les deux provinces perdues étaient aux deux extrémités de la France. Il m’enlève l’illusion, prenant Spechbach, d’avoir conquis du même coup un bourg lorrain de même grandeur. Nous sommes l’armée d’Alsace. Que notre corps actif s’occupe de la Lorraine ! Tristesse d’apprendre que celui auquel vous croyiez un jumeau est seul et ne ressemble à personne. Il me ramène vers un village où tout maintenant me semble dédoublé, de ce qui avait pour moi un double sens. La claire lumière de Metz ne l’illumine plus, derrière chaque maison rouge, a disparu la silhouette d’une maison blanche, et derrière l’église, haute et simple, celle d’une cathédrale sculptée…

Il me quitte ; il doit acheter du jambon et du vinaigre, car les officiers l’ont naturellement chargé de leur cuisine, comme ils en chargent immanquablement tout professeur, tout prêtre, tout poète. Je rejoins les sergents de la 20e et dîne avec eux. Repas silencieux jusqu’au moment où Forest s’offre à découper le lapin en disant : je suis jeune il est vrai, mais aux âmes bien nées. J’ai déjà remarqué que rien ne paraît plus drôle aux