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RETOUR D’ALSACE

mière a son mari à la prison de Colmar, sa ferme ne désemplit pas : « Brave Alsacienne-Lorraine ! » répètent-ils… et, dans certaines maisons renfrognées c’est eux qui apportent l’Alsace : ils trouvent à coller sur la porte, comme sur les autres, un portrait de Sainte-Agnès ; ils passent au ripolin rouge les poutrelles extérieures, et mettent des fleurs sur les accoudoirs. Égalité française : il y a bientôt le même nombre de géraniums à chaque fenêtre du village. Tous fiers, d’ailleurs, de leur conquête, étalant avec complaisance les culottes rouges qu’ils ont lavées aux alentours des maisons d’otages.

La guerre vient juste à temps ; dix ans de plus, et c’était trop tard. Dans chacun des villages que nous avons traversés jusqu’ici les enfants ne parlent plus français. On a tout au plus l’impression que jadis, jadis ils l’ont parlé. Ils nous escortent avec enthousiasme, mais dès que nous leur parlons, ils s’arrêtent, leur sourire cesse, ou bien ils se précipitent chez eux, questionnent leur mère et nous rapportent une phrase incompréhensible de trois mots boiteux : c’est tout ce qu’il reste de français à la maison. Je me décide à leur parler allemand : pour qu’ils comprennent mieux, j’emploie mon haut allemand le plus clair, la langue officielle des théâtres de Meiningen et de Weimar,