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RETOUR D’ALSACE

rantes, nous tirons, Chalton et moi, après les trois sommations, les premiers coups de feu du régiment sur deux lanternes électriques qui scintillent dans la forêt. Il a bien visé, la mienne ne s’éteint qu’au bout de quelques minutes, quand l’électricité manque, me dit-il. Ce n’est pas une angoisse, c’est une paresse, c’est l’indifférence qui nous prend soudain. Pourquoi aller au delà de ces carottes, et trouver pis encore, des tranchées, des betteraves peut-être ? Celui qui a la meilleure oreille l’applique contre terre, mais rien que le fracas des brindilles, et le piétinement du cheval sur lequel est monté debout celui qui a la meilleure vue. Un dragon ronfle. Le colonel étudie sa carte. Nous sommes évidemment entre les lignes, et les compagnies doivent être arrêtées dans un des deux villages qui sont derrière nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel allons-nous revenir ? Lequel est habité ? Nous ne nous hâtons point. Il devient évident que la bataille est manquée, ou n’a pas eu lieu, et que nous aurons eu un ondoiement avant le baptême. Nous ne courons plus de danger : nos ombres sont revenues ; nous nous amusons de l’aventure, qui nous épargne de creuser là-bas des fossés, de prendre la garde, et nous jouissons du calme, de la liberté d’esprit que l’on ne pourra jamais goûter,