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chercherons dans le Bottin de l’étranger les noms du boucher sympathique et du bon opticien. Alsace bénigne, qui nous a donné, avant ceux de la vraie guerre, un souvenir des anciennes campagnes. Nous avions des uniformes de 70, violet et cuivre, tout neufs, et les souliers tout neufs qu’on fabriqua par millions au temps de l’affaire Schnœbelé. Nos jambes garance se démenaient sous cette armée antique comme celles d’un enfant sous son cheval à volants. On ne distinguait pas encore les menuisiers, les cochers, les prêtres, sous la capote intacte. Libérés de nos métiers, il ne nous restait que nos vertus et nos défauts. Nous ne nous connaissions que par eux ; nous nous appelions : le gourmand, le menteur, le paresseux, et chacun respectait le nom de l’autre, comme on le respecte à la légion étrangère, comme s’il était faux et cachait un millionnaire, un criminel, un sous-préfet.

En France ? Nous y voici. Le poteau est sous un tunnel et notre pensée seule, au-dessus, a à franchir la frontière. Nous faisons halte dans cette nuit. Un quart d’heure d’ombre totale pour nous préparer au jour français ; c’est la méthode des myopes qui changent de lorgnon. Avec des allumettes-bougies, nous cherchons la ligne tracée sur les murs, comme une coupe. La moindre parole résonne, et l’écho, sûr de n’être pas vu,