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voyais de doux trésors, des yeux bleus, des mains. Êtres à taille, à âme d’échelle soudain différente, nous ne pouvions trouver de paroles sensées, de pensées communes qu’en ajustant l’un en face de l’autre nos visages… Alors heureusement arrivèrent celles de nos amies qui prétendent n’aller jamais aux gares, qui vous prirent entre elles deux, quand le train fut parti, et, soutenant vos coudes, vous firent marcher toute la nuit sans arrêt, comme on l’ordonne aux Indes pour ceux qu’a piqués le cobra. Les hommes d’équipe, les contrôleurs, devinant cet argent et cet or qui jaillissent d’eux-mêmes autour des vrais départs, accomplissaient tendrement leur œuvre, volaient sur moi, pour les installer, ma canne, mon manteau, mon chapeau, puis mettaient leur franc dans leur bouche comme s’ils allaient eux aussi partir, mourir. Mais tu ne pensais pas à ma mort, tu semblais croire que je prenais, dans ma méchanceté, un autre moyen de quitter ce monde, un trottoir roulant plus rapide que le tien, et, obstinée, tu ralentissais même tes derniers gestes. Tu étais dure, et triste, et cruelle comme si j’allais devenir un autre homme : un ingénieur, et toujours parler, et avoir des moustaches ; un saint, et ne plus être libre l’après-midi ; un enfant, et boire en amont de toutes tes sources. Aujourd’hui la pensée me vient que j’ai encore ton âge, je défaille de dévouement et de plaisir.

Aujourd’hui… je suis étendu au centre d’un grand cirque de montagnes. Quand je me lève et me tiens debout, j’en deviens le pivot même. Comme on me le recommandait