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elles ont un nom différent pour les femmes et les jeunes filles, ses paupières.

— Je rêve que l’on verse sur moi de petits cartons roses, verts. Ce sont les fiches des soldats américains morts dans les ambulances, remplies avec une écriture hâtive ou une belle ronde, selon qu’ils sont morts de jour, l’ambulance débordant, ou la nuit, quand les secrétaires sont moins pressés… J’entends des cris ; je vois un blessé dans une voiture qui s’emballe, et le brancard glisse peu à peu vers l’arrière… Je rêve que j’entends sans relâche, chaque seconde, à l’étage au-dessous du mien, appliquer avec bruit un tampon sur une table, et je me plains au gérant, et l’on me dit que c’est l’employé chargé d’ajouter aux feuilles d’état-civil la mention : « Mort pour l’Amérique. » Tout cela est simple, n’est-ce pas, c’est la guerre ! Mais écoutez, qui est moins clair.

J’ai retiré ma main à cette liseuse de pensée, j’ai deviné sa ruse, elle sent qu’elle ne pourra plus rien avoir de moi, elle arrache juste de ma mémoire un dernier tableau, puis après se trompe.

— Je vois, près d’une ferme, un chien tué. Il est noir et frisé, il a un collier. Entre deux obus, le fermier sort et reprend le collier pour le chien d’après la guerre… Je vois le jardin public de Boston, avec tous ces ouvriers parsemés à l’ombre et dormant qui se couvrent soudain d’uniformes et de boue. Ainsi est le champ de bataille, n’est-ce-pas, mais naturellement avec des morts aussi au soleil ? Puis je