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sur leur film entamé deux ou trois clichés de Carency, de Reims, photographiaient le canon de l’avant le matin, le canon de l’arrière le soir, et gardaient une plaque pour l’arrivée à New-York. En France, nos parents vivaient maintenant en retenant leur pensée, car ils ne pouvaient recevoir de nouvelles avant l’autre semaine que si nous étions morts. Sur notre grand bateau rouleur qui recevait les messages sans jamais y répondre, s’amassait comme autrefois, au temps sans télégrammes, une rouille, un secret. Seule, chaque soir, après avoir lu le communiqué, la dame se précipitait à son bureau et répondait par lettres. Quand une fumée s’élevait à l’horizon, deux rayons argentés bougeaient à la proue et à la poupe, c’étaient les canons qui tournaient sur leur pivot. Un grand charbonnier nous croisa, lent, usant son charbon avec avarice, usant le plus mauvais, fumant noir, un marin, un seul marin accoudé sur le pont et qui ne nous fit aucun signe. Les vents s’étaient calmés et les nuages s’entassaient par paquets à quelques mètres du cube d’eau dont ils étaient nés. Les vents se déchaînaient, et le commandant, pour faire le point, mettait son navire en travers de l’Atlantique. Bordéras me parlait des chats et de leur fidélité. Puis la nouvelle arriva que l’Amérique déclarait la guerre à l’Allemagne ; on vit cinq passagers en complet de voyage descendre au galop dans leur cabine, tirant sur leur cravate, et remonter en uniforme : c’étaient les officiers de ma mission.