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toutes les souffrances ont leur poésie ; mais quand l’humilité de l’existence est volontaire, quand les privations sont des caprices, la misère perd tout son prestige, et ces souffrances de fantaisie que l’on s’impose inutilement deviennent intolérables, parce qu’il n’y a plus ni courage, ni mérite à les endurer. Ce sentiment que j’éprouve doit être bien naturel, car ma vieille compagne d’infortune, ma bonne et fidèle Blanchard, l’éprouve comme moi. Vous savez quel dévouement a été le sien pendant mes longs jours de douleur ! Elle m’a servie pendant trois ans pour l’honneur et pour la gloire. Elle qui était si fière chez ma mère, qui menait toute la maison comme une classique femme de charge des temps passés… elle s’était faite femme de ménage pour l’amour de moi ! Et elle supportait les rigueurs et les ennuis de cet état mélancolique avec une patience admirable. Pas une plainte, pas un reproche. À la voir si simplement résignée, on aurait dit que c’était là son métier ; vraiment on aurait juré qu’elle n’avait jamais fait autre chose que la cuisine toute sa vie… si on n’avait pas goûté de ses plats. Je me souviendrai toujours de son premier dîner. Quel brouet spartiate ! Elle avait sans doute cherché ses recettes dans le Bon Cuisinier lacédémonien. J’ai mangé de confiance ce qu’elle me servait. Ragoût étrange et indescriptible ; je n’ai pas osé lui demander ce que c’était, et il m’a été impossible de reconnaître aucun animal : qu’est-ce que ça pouvait être ?… c’est son secret… Je mourrai sans le savoir… Eh bien ! cette femme si dévouée, si résignée dans l’adversité véritable, ce Caleb féminin, dont les soins généreux allégeaient ma lourde misère ; qui, me voyant souffrir, se faisait un devoir de souffrir ; qui, me voyant travailler nuit et jour… se faisait un honneur de travailler avec moi nuit et jour… maintenant qu’elle sait que nous sommes redevenues riches, ne peut plus supporter la moindre privation. Toute