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toutes les oreilles venaient, en tourbillonnant, effleurer nos lèvres, tous les visages souriaient de nos sourires et de notre gaieté. Ma danseuse rayonnait de joie ; le délire des pieds, le délire du cerveau, l’exaltation du triomphe, l’auréole de l’esprit avaient transfiguré cette femme : elle était belle ! J’ai oublié un instant mon désespoir ; je venais de faire la meilleure action de ma vie : j’avais donné à une malheureuse femme, délaissée au bal pour crime de laideur, les enivrantes ovations de la beauté.

Mais ensuite, la réaction fatale m’attendait. En jetant au hasard mes yeux sur tout ce monde, j’ai surpris deux regards croisés, deux éclairs de tendresse qui m’ont serré le cœur et replongé dans mon néant. Il est doux de voir, au feu des bougies, deux jeunes époux qui ne le seront que demain, qui se regardent d’un angle à l’autre, par dessus la foule indifférente, et qui mettent dans un simple coup d’œil tant d’amour et d’avenir ! Voilà ce que j’ai rapporté de ce bal ! L’image d’un bonheur qui m’était promis… et que j’ai perdu… Oh ! si je pouvais accuser Irène, je me sauverais dans un violent accès de légitime colère ! Mais cette ressource me manque aussi. Je ne puis accuser que moi-même. Irène ne sait pas tout ce qu’elle est pour moi. Je ne lui parlais de mon amour qu’avec la réserve de l’espérance. Si elle eût mieux connu cet amour, elle ne m’aurait pas abandonné.

Roger de Monbert.


VI


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
RUE SAINT-DOMINIQUE. PARIS


Richeport, 26 mai 18…

Cher Roger, vous m’avez compris. — Je n’ai pas voulu vous amollir par des condoléances banales et chanter avec