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bureau marchent avec une lenteur qui me semble la miniature de l’éternité. Les solliciteurs s’alignent un à un et forment une vivante chaîne de points d’interrogation aux abois. La fatalité me réserve toujours à moi le dernier chaînon, et j’assiste au défilé de toutes ces âmes en peine. Ce bureau rapproche les hommes et comble les distances sociales. À défaut de lettres, on y reçoit toujours des leçons d’égalité, sans payer le port. Il y a de beaux jeunes gens échevelés qui portent sur leurs figures pâles les traces de l’insomnie

Il y a des hommes d’affaires, Damoclès de Bourse, qui sentent l’épée de l’échéance tomber sur leurs fronts ;

Il y a de pauvres soldats qui attendent l’obole maternelle ;

De jeunes amantes délaissées dont les espérances roulent, au son du tambour, sur le rivage africain ;

De timides femmes, voilées de noir, qui pleurent un mort pour mieux sourire à quelque heureux vivant. Si chacun d’eux criait le secret de la correspondance attendue, les employés eux-mêmes se voileraient la face avec un large pli administratif et oublieraient les lettres de l’alphabet !

Mais tout est silence et gravité dans ce foyer des douleurs de l’expectative. À de longs intervalles, un nom et un prénom sortent d’une poitrine rauque, et malheur au postulant si son père et son parrain ne lui ont pas laissé un nom court et clairement noté ! L’autre jour, j’ai assisté à une scène étrange causée par l’association de sept syllabes. Un demandeur venait de laisser tomber à travers la grille son nom, Sidoine Tarboriech. Alors le dialogue suivant s’établit :

— Est-ce tout un nom ? demanda l’employé sans daigner regarder l’infortuné porteur de ces syllabes.

— Deux noms, répondit timidement l’âme en peine, avec la conscience de son malheur nominatif.

— Vous avez dit Antoine ? demanda l’employé.