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du ciel, au grand jour. Mais c’eût été compromettre le crédit de Frédéric, qui d’ailleurs n’aurait point accepté mon sacrifice, s’il en avait pu mesurer l’étendue. Il ne tenait qu’à moi de me retirer dans mon manoir héréditaire ; mais, outre qu’il me souriait peu d’aller exposer ma pauvreté aux commentaires de la province toujours si charitable, je ne me sentais aucun goût pour une existence de hobereau ruiné. Enfin, la solitude était nécessaire à mes projets. Or, la solitude est impossible ailleurs qu’à Paris ; on n’est vraiment perdu que dans la foule. J’eus bientôt trouvé, au Marais, une petite chambre un peu près des nuages, mais égayée par le soleil levant, et d’où la vue plongeait sur une mer de verdure, que perçaient çà et là quelques arbres du Nord, à la flèche élancée, à la ramure immobile et sombre. Ce nid me plut. Je le parai simplement, de mon mieux ; je l’encombrai de livres ; je suspendis à mon chevet le portrait de ma sainte mère qui paraissait me sourire et m’encourager, et, tandis que vous, Frédéric et les autres, vous me croyiez emporté par la vapeur vers les rivages de l’Orient, c’est là que je m’installai sans bruit, plus triomphant et plus fier qu’un officier de fortune prenant possession d’un royaume.

Edgard, j’ai vécu là deux ans. J’ai passé là, dans cette petite chambre, deux années qui resteront, j’en ai bien peur, le temps le plus pur, le plus rayonnant et le meilleur de ma vie tout entière. Je suis bien peu de chose ; mais auparavant je n’étais rien, et c’est là que je me suis fait le peu que je vaux à cette heure. Là, pendant deux ans, j’ai pâli dans les veilles, j’ai pensé, réfléchi, souffert ; je me suis nourri du pain des forts ; je me suis initié aux âpres voluptés du travail, aux joies austères de la pauvreté. Jours de labeur et de privation, beaux jours, qu’êtes-vous devenus ? Chastes enchantements, me sera-t-il donné de vous goûter encore ? Nuits silencieuses et