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preuve ma volonté, mes forces et mon courage ; j’allais arracher à l’étude les secrets du talent ; la fortune que je venais d’abdiquer et que je n’avais due qu’au hasard, j’allais la redemander au travail. Je n’avais été jusqu’à présent que le fils de mon père et l’héritier de mes aïeux ; j’allais devenir l’enfant de mes œuvres. Non, le prisonnier qui voit tomber ses chaînes et qui jette au ciel un cri de liberté sauvage, ne se sent pas inondé d’une joie plus profonde que ne le fut la mienne, quand, me voyant aux prises avec la destinée, je pus m’écrier : Je suis pauvre ! Tenez, j’ai vu par le monde des jeunes gens blasés, fatigués, usés avant l’âge. À les entendre, ils avaient tout connu, tout épuisé, touché le néant au fond de toutes choses. En effet, ces jeunes malheureux ont essayé de tout, excepté du travail et du dévouement à quelque sainte cause.

Il ne me restait de mon patrimoine qu’une somme de quinze mille francs qui représentait les frais de mon voyage. Joignez-y le revenu plus que modique de deux petites fermes attenant au castel de mes pères, c’était là désormais tout mon avoir. En mettant les choses au mieux, en supposant que je dusse rentrer dans mes déboursés, cette rentrée ne pouvait s’effectuer que dans un avenir éloigné. Il était plus sage de n’y point compter : je fus sage et me traçai aussitôt la ligne de mes devoirs d’une main ferme et d’un cœur joyeux. Il fut décidé d’abord que je laisserais croire à mon départ et que j’emploierais dans le silence et dans la retraite le temps que je serais censé employer à courir le monde. Ce n’est pas qu’il n’entrât dans mes idées de dire hautement, hardiment ce que j’avais fait. Dans un pays où tous les ans on tranche la tête en public à une douzaine de misérables, et cela, dit-on, pour l’exemple, peut-être conviendrait-il que, pour l’exemple aussi, le bien se fît publiquement, à la face