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tout ; la banqueroute était à sa porte. Il me parla de sa femme et de ses enfants en termes qui me navrèrent, si bien que je me mis à pleurer avec lui, car, puisqu’il se désolait ainsi, je devais nécessairement supposer que je n’étais pas assez riche pour lui donner l’argent qui lui manquait. — Mon pauvre Frédéric, lui demandai-je enfin, c’est donc une bien grosse somme !… Il me répondit par un geste de désespoir. — Voyons, combien ? demandai-je encore. — Cinq cent mille francs ! s’écria-t-il avec une morne stupeur. Je me levai, je le pris par le bras, et, sous prétexte de le distraire, je l’entraînai sur les boulevards. Je le quittai à la porte de mon notaire et le rejoignis en sortant. — Frédéric, lui dis-je en lui remettant un mot que je venais d’écrire, prends cela et cours embrasser ta femme et tes enfants. Là-dessus, je me jetai dans un cabriolet qui me ramena chez moi. Mon voyage était fait ; je revenais de Jérusalem.

Je vous entends : Dupe ! me criez-vous. Oh ! que non pas, Edgard ! Je suis jeune et je connais les hommes ; mais il en est du bien comme du beau, et vouloir en retirer d’autres satisfactions que celles qu’on trouve à les cultiver l’un et l’autre m’a toujours paru une prétention exorbitante. Quoi ! vous avez, poète, l’ivresse de l’inspiration, les fêtes de la solitude, le silence des nuits étoilées et sereines, et cela ne vous suffit pas ; vous voulez que la fortune accoure au bruit des baisers de la Muse ? Quoi ! l’homme généreux, vous avez les joies de la main qui donne, et vous n’ensemencez un terrain de bienfaits qu’avec l’espoir d’y moissonner un jour les épis d’or de la reconnaissance ? De quoi vous plaignez-vous, malheureux ? c’est vous qui êtes des ingrats. D’ailleurs, même à ce point de vue, tenez-vous pour convaincu, cher Edgard, que le bien et le beau sont encore les deux meilleures spéculations qui se puissent faire ici-bas, et que rien au monde