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mort dans l’âme, mais impassible et grave, lord K… tira silencieusement de sa poche une boîte de conserves, un flacon d’ale et un numéro du Standard. Quand le repas et le journal furent terminés de part et d’autre, les deux touristes se séparèrent et descendirent chacun de son côté, sans s’être dit une parole. Ajoutez que lord K… ne pardonna point à sir Francis ; qu’ils s’accusèrent réciproquement de plagiat, qu’une haine mortelle s’ensuivit entre eux, et qu’ainsi le Tchamalouri acheva ce que la politique avait commencé.

Je tiens cette histoire de lord K… lui-même, qui ne fait plus que traîner ici une existence morne et désenchantée, et qui en mourra, c’est sûr, s’il n’imagine prochainement un moyen de monter dans la lune ; encore a-t-il la conviction qu’il y trouverait sir Francis. Racontée par vous, l’histoire y gagnera ; égayez-en madame votre mère, et concluez avec moi que, s’il pousse des Anglais à quatre mille toises au-dessus du niveau de la mer, cette plante doit foisonner nécessairement dans la plaine et dans les bas-fonds. Elle s’acclimate partout, comme la fraise, dont elle n’a d’ailleurs ni le parfum ni la saveur ; mais je crois que l’Italie est celui de tous les pays où elle prospère et se plaît le plus volontiers. Je n’y ai traversé, pour ma part, que des champs d’Anglais, parsemés, çà et là, de quelques Italiens. Et pourtant, plût à Dieu que je n’eusse rencontré que des Anglais le long de ma route ! Un poète a dit de l’Angleterre que c’est un nid de cygnes au milieu des flots. Hélas ! pour quelques cygnes qui nous en viennent de loin en loin, a-t-on calculé ce qui s’en échappe, bon an, mal an, de vieilles autruches au plumage hérissé, et de jeunes cigognes au long cou, à la maigre échine ?

J’étais à Rome, depuis quelques heures seulement : j’errais déjà dans le Campo-Vaccino, où j’avais fait quelques