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vogue : je ne crois pas aux passions que j’inspire quand il s’y mêle de la littérature, et le mot : je t’aime, ne me persuade guère s’il n’est écrit : « Je thême. »

Cela m’aurait encore été assez égal que cette beauté m’écrivît tous les jours ; j’avais pris un moyen simple de n’en pas être ennuyé, je jetais dans un tiroir toutes ses lettres sans les ouvrir ; de cette façon, je supportais sa prose avec une grande égalité d’âme ; mais elle voulait que je lui répondisse. Moi qui ne sentais pas comme elle le besoin de me délier la main pour mon prochain roman, je trouvais la prétention exorbitante et sauvage, et, prétextant une indisposition assez grave de ma mère, je me sauvai sans regarder derrière moi, moins curieux que la femme de Loth.

Si je n’avais pas pris cette résolution, je crois que je serais mort d’ennui dans cette maison à peine éclairée par un quart de jour, au milieu de toutes ces bimbeloteries sépulcrales, en face de ce pâle fantôme enveloppé d’une robe de chambre taillée en froc de moine et parlant d’une voix tremblée et traînante. Autant eût valu la Trappe ou la Chartreuse ; j’y eusse du moins fait mon salut.

Quoique ce soit un procédé cosaque et d’une irrégularité tout à fait choquante, je ne lui ai donné aucun signe d’existence, sauf un billet de deux lignes, où je lui marquais que la convalescence de ma mère serait fort longue et aurait besoin des attentions dévouées d’un bon fils.

Vous jugez, cher Roger, après ce récit dont j’ai, pour ménager votre sensibilité, atténué l’horreur et dissimulé les situations dramatiques, si je puis retourner à Paris me constituer le garde-malade de votre désespoir. D’ailleurs, j’aurais le courage de braver une rencontre et un raccommodement avec la marquise, que je ne pourrais encore quitter la Normandie. J’ai donné rendez-vous ici à notre ami Raymond, qui passera un mois ou deux avec nous. Ce sera