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Vous avez peut-être rencontré quelque part ce bas-bleu célèbre qu’on appelle la marquise romantique. Elle est belle ; les peintres le disent. — En effet, ils n’ont pas tort, car elle est belle à la façon d’un vieux tableau. Quoiqu’elle soit jeune, elle a l’air d’être couverte d’un vernis jaune, et semble marcher entourée d’un cadre, ayant derrière elle un fond de bitume. Je me trouvai un soir avec cette pittoresque personne, chez madame de Bléry ; j’étais fort nonchalamment retranché dans une encoignure, loin du cercle des causeurs, juste assez éveillé pour sentir que je dormais ; situation délicieuse que je vous recommande et qui ressemble au commencement de l’ivresse du hatchich, lorsque, je ne sais par quel détour de conversation, madame de Bléry vint à me nommer et à me désigner : je fus immédiatement tiré de ma torpeur et amené devant la cheminée.

J’ai eu quelquefois, comme dit Gubetta, la faiblesse de faire se becqueter deux rimes au bout d’une idée, ou tout au moins au bout d’un certain nombre de syllabes, pour parler plus modestement. — La marquise, qui connaissait ce crime sans circonstances atténuantes, s’étala en éloges, en hyperboles flatteuses, me mit à côté de lord Byron, de Goethe, de Lamartine, me trouva l’air satanique, et en fit tant que je la soupçonnai d’album ; ce qui me donna tout de suite le maintien morne et farouche, ne haïssant rien tant au monde qu’un album, si ce n’est deux albums.

Pour éviter toute tentative de ce genre, je poussai quelques provinciaux naïfs au milieu de la conversation, et j’effectuai ma retraite d’une manière savante, m’avançant en plusieurs poses jusqu’à la porte ; arrivé là, je me précipitai dehors avec un mouvement si preste et si brusque que j’étais déjà au bas de l’escalier avant qu’on se fût aperçu de mon absence.

Hélas ! nul ne peut éviter l’album auquel il est prédes-