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Vous comprenez bien, cher Edgard, qu’après cette soirée qui avait subitement décomposé mon caractère, je vis et je revis mademoiselle de Châteaudun, grâce aux facilités que la duchesse me ménagea, dans l’intention, sans doute, d’entraîner dans la famille une héritière de plus. Je vous ajouterais maintenant un volume fort inutile pour vous amener, par détails romanesques, à un dénoûment que votre sagacité devine. Il y a donc déjà dix pages que vous avez deviné mon amour pour mademoiselle de Châteaudun. Mais vous n’avez pas tout deviné.

J’ai voulu dans cette lettre vous donner le commencement et la fin de mon histoire. Que vous importe le milieu ? Le milieu est la chose vulgaire ; c’est le calendrier amoureux de tous ceux qui ont aimé. C’est le procès-verbal de tant de petites choses domestiques, toujours sublimes pour deux personnes, toujours ridicules pour les indifférents. Chaque jour a amené sa phase obligée. Enfin, nous nous aimions ; excusez la platitude bourgeoise de cet aveu.

Irène me paraissait une créature parfaite ; son seul défaut d’héritière avait disparu dans l’ivresse de mon amour. Que vous dirai-je ? Tout était conclu ; j’allais épouser cette femme, malgré son argent.

J’étais en proie à un véritable délire de bonheur. Mes pieds ne touchaient plus la terre ; j’avais des extases de bienheureux ravi au ciel ; je demandais pardon aux hommes de mes délices. Il me semblait que cette vallée de larmes allait s’insurger contre moi, étonnée de voir qu’un seul osât insulter à ses douleurs du haut de son terrestre paradis. Edgard, je vous jette l’énigme homicide que l’enfer m’a donnée ; ramassez-la, vous la devinerez peut-être. Quant à moi, je cherche mon front à deux mains ; je ne le trouve plus ; je suis décapité.

Irène a quitté Paris ! maison vide, rue vide, cité vide.