Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/320

Cette page a été validée par deux contributeurs.

vivre avec votre âme, pour marcher avec vos pieds, car ma volonté seule eût expiré à cette fatale limite. Dans le vestibule, une porte ouverte à deux battants me laissa voir, dans un clair-obscur funèbre, des hommes et des femmes de campagne agenouillés et priant. Personne ne leva la tête pour me regarder. Je traversai le salon à pas lents et les yeux à demi couverts par la paupière et gonflés par des larmes violemment retenues ; j’entrevoyais dans un angle, sur une chaise longue, quelque chose de blanc et d’immobile qui donnait le frisson… C’était… j’ai oublié son nom, Edgard, c’était elle !

Morte ou vivante, voilà ce que mon regard plein de trouble ne discerna pas. Elle semblait endormie, sa chevelure déployée en mille gerbes, dans le désordre du sommeil du matin.

Tout auprès, un jeune domestique, dont la veste avait des taches de sang, pleurait, la tête appuyée sur ses mains.

Derrière la tête de la femme couchée, une fenêtre basse était ouverte, pour laisser entrer un peu de fraîcheur dans le salon. Cette fenêtre est contiguë à une cour intérieure, très-sombre, à cause des grandes masses de feuilles flottantes qui semblent pleuvoir, du haut de ses murs, pour la combler.

Deux hommes vêtus de noir, et d’un maintien plus grave encore que leur costume, se parlaient bas, dans cette cour. Je ne les voyais qu’en buste ; le petit mur inférieur de la fenêtre cachait la moitié de leurs corps. Au reste, je ne donnai que l’éclair d’un regard à ces observations de détail ; mes yeux, ma douleur, ma haine, mon amour étaient tout à cette femme. J’étais absorbé dans une contemplation désolante.

Un instinct, et non une idée, me retenait à cette place.

J’attendais qu’elle reprît ses sens, et qu’elle rouvrît les yeux, non pour ajouter quelque chose à sa douleur par mon regard, ou ma parole, mais pour lui prouver que j’étais là, comme une vivante et muette accusation.