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Avant de tirer, au sort, vous et moi, pour savoir quel serait le héros de ce duel, nous nous sommes engagés par serment à nous présenter nous-mêmes à la maison de cette femme pour lui annoncer l’issue du combat, si elle nous était favorable. Dans le délire d’irritation fiévreuse et folle qui brûlait en ce moment notre cœur et notre front, ce serment nous paraissait la plus raisonnable chose du monde. Il y avait, dans chaque goutte de notre sang, une flamme de haine si juste, si vive contre lui et contre elle, que la vengeance devait même franchir un cadavre, et poursuivre son œuvre devant une robe de deuil, avec un raffinement et un luxe de cruautés inouïs. Edgard ! Edgard ! quand j’ai vu couler le sang ; quand j’ai vu la jeunesse et la vie sous la pâleur du cadavre ; quand vous m’avez laissé seul sur ce théâtre de mort, une révolution subite s’est opérée dans mon esprit ; il m’a semblé que cet instant me vieillissait d’un demi-siècle, et, sans m’ôter toute ma haine, ne m’en laissait que la perception confuse, avec un vague souvenir plein de tristesse et de désenchantement. Le crime était grand, sans doute ; mais quelle foudroyante expiation ! quel enfer, résumé pour lui dans une minute d’agonie ! Tout perdre à la pointe d’une épée, tout ! jeunesse, fortune, amour, femme, voluptés célestes, harmonies des campagnes, lumière du soleil !

Cependant, cher Edgard, je me suis souvenu de notre promesse solennelle ; et comme vous n’étiez plus avec moi pour m’en délier, il m’a bien fallu remplir jusqu’au bout ma mission. Et puis, vous le dirai-je ? cette commisération humaine qui m’avait saisi, en face d’un cadavre, ne remontait pas complétement jusqu’à la femme criminelle. Je me sentais toujours au cœur un sentiment qui n’a pas de nom dans la langue des passions ; mélange de haine, d’amour, de jalousie, de mépris, de désespoir. Elle n’était pas morte, elle ! Un homme avait été immolé, comme une victime, à l’autel de cette déesse ; voilà tout. Ne leur faut-il pas de ces amusements aux femmes ! Elle vivrait.