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je avoir de commun avec Irène que je n’ai jamais vue ? Attendez, vous allez voir !

Mon fidèle Joseph avait découvert que le mariage devait se faire à l’église de la Madeleine, à six heures du matin.

J’étais si agité, si inquiet, si tourmenté de pressentiments funestes, que je ne me couchai pas. — Dès que l’heure fut venue, je sortis enveloppé dans mon manteau. Quoique nous soyons en été, j’avais froid ; un vague frisson de fièvre me parcourait les membres. J’étais déjà pâle de la catastrophe future.

La Madeleine se détachait blafarde sur le ciel gris du matin. Quelques figures livides de débauchés, surpris par le jour, se montraient çà et là aux angles des rues. Le mouvement de la ville n’avait pas encore commencé. Je croyais être arrivé trop tôt, mais une voiture, de couleur sombre, sans armoiries ni chiffres, gardée par un domestique en livrée vague, stationnait discrètement dans une des contre-allées qui longent l’église.

Je montai les degrés d’un pas mal affermi et je vis bientôt, à une de ces chapelles bâtardes qu’on a eu tant de peine à loger dans ce faux temple grec, une lueur de cierge et des gestes de prêtre qui officiait.

La mariée ensevelie dans ses voiles, prosternée sur le dos de sa chaise, paraissait prier avec ferveur ; le mari, comme s’il n’était pas le plus lâche des hommes, tenait le front haut et rayonnait d’une tranquille béatitude. La cérémonie tirait à sa fin, Irène releva la tête, mais j’étais placé de façon à ne pouvoir distinguer ses traits.

Je m’adossai contre une colonne pour jeter à Irène, lors de son passage, un de ces mots aigus comme les poignards de cristal des bravi de Venise qu’on casse dans la plaie, qui tuent et ne font pas saigner. — Irène s’avançait légèrement, appuyée au bras de Raymond, avec une démarche ondulée, rhythmique, comme si ses pieds, au lieu du froid pavé de l’église, eussent effleuré la molle ouate des nuages. Elle ne tenait pas à la terre, son bonheur la soule-