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parais de son existence pour n’en faire qu’une longue fête. Oh ! que de soins m’eût coûtés une destinée si chère et si charmante ! De quel duvet soyeux je devais tapisser son nid ! Que de soleil à l’entour, de parfums et de tièdes brises ! Quelle mousse épaisse et verte sous ses pieds délicats ! Il n’y faut plus songer. Je connais M. de Monbert ; ce que j’ai vu de lui me suffit. M. de Meilhan, lui aussi, ne me fera point défaut. Je ne me cache pas ; dans huit jours, ces deux hommes m’auront trouvé. Dans huit jours, ils seront à ma porte, comme deux créanciers implacables, me demandant compte, l’un de Louise, l’autre d’Irène. Quand je descendrais à me justifier, quand je parviendrais à les convaincre de ma droiture et de ma loyauté, leur désespoir n’en crierait pas moins haut vengeance. Eh bien ! madame, que ferai-je alors ? Essayerai-je de prendre la vie de mes amis après leur avoir pris le bonheur ? Qu’ils me tuent, je serai prêt. Mais, sur mes lèvres près de se glacer, ils verront encore errer le sourire de l’amour vainqueur ; en s’exhalant avec le nom d’Irène, mon dernier soupir leur sera une cruelle injure, et les malheureux m’envieront jusque dans les bras de la mort.

Je ne crois pas, il n’est pas à souhaiter qu’Irène me survive. Mon âme, en partant, doit entraîner forcément la sienne. Sans moi, que ferait-elle ici-bas ? Vous verrez que, sans le vouloir, se sentant doucement attirée, elle s’en ira sans efforts de ce monde où je ne serai plus. Je répète qu’il n’est pas à souhaiter qu’elle demeure après moi sur la terre. Cependant la douleur ne tue pas à coup sûr ; la jeunesse est puissante, la nature fait des miracles. J’ai vu des arbres frappés de la foudre rester debout et se couvrir encore, de loin en loin, d’un vert feuillage. J’ai vu des destinées ravagées se traîner jusqu’à la vieillesse. J’ai vu de nobles cœurs dédoublés se consumer lentement dans les ennuis du veuvage et de la solitude. Si l’on mourait nécessairement quand on a perdu ce qu’on aimait, il serait aussi par trop doux d’aimer. Jaloux de sa créature,