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n’est-il pas juste que je retrouve en un seul amour tous ces amours ?

Quant à ces passions terribles que vous prétendez que j’ai inspirées, et que je crois très-peu sérieuses, je les analyse aussi froidement, et je trouve dans cette analyse l’explication de bien des malheurs, de bien des fautes commises par de pauvres femmes que l’on accuse d’inconstance et de perfidie, et qui ne sont, au contraire, coupables que par innocence et par bonne foi. Elles croient aimer, et elles s’engagent, et puis, une fois engagées, elles découvrent qu’elles n’aimaient pas… C’est que l’amour véritable se compose de deux amours : on éprouve l’un des deux, on croit aimer, et l’on végète inquiet, agité par un demi-sentiment qui se cherche à se compléter, et l’on se débat dans des liens trop faibles ; on n’est ni solidement attaché, ni libre ; on n’est pas heureux, et cependant on n’a plus le droit de chercher le bonheur.

Valentine… c’est le vieux philosophe qui vous parle ; croyez-le ; il y a dans l’amour deux amours : l’amour social et l’amour naturel ; l’amour volontaire et l’amour involontaire. Un jeune homme distingué, d’un rare mérite, aime une femme ; il l’aime, il mérite d’être aimé, elle veut l’aimer. Seule, elle pense à lui. Si l’on prononce son nom, elle rougit. Si quelqu’un dit devant elle : Madame de D… l’a aimé, elle se trouble. Ces symptômes lui semblent certains, et elle se dit : J’aime Adolphe, comme moi j’ai dit : J’aime Roger… Mais la voix de cet homme aimé ne l’émeut point jusqu’aux larmes ; mais son regard de feu ne la fait ni pâlir ni tressaillir. S’il prend sa main, elle peut la lui laisser sans trembler… car elle n’éprouve pour lui qu’un seul des deux amours, l’amour social ; il y a entre elle et lui harmonie dans les idées et dans l’éducation ; il n’y a pas sympathie de nature.

L’autre amour est plus dangereux, surtout pour les femmes mariées, qui se trompent sur leur effroi, et qui prennent pour un remords l’honnête répugnance qu’il doit