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naître, vous vous êtes retiré de moi aussitôt que vous m’avez connue. C’étaient vos chimères que vous adoriez ; et moi, si je vous aimais, ajouta-t-elle, j’en serais pourtant réduite à être jalouse de cette pauvre lampe.

Je dis à quelle inexorable nécessité j’avais dû céder quand j’étais parti de Richeport. Louise m’écoutait d’un air à la fois pensif et charmé. Mais, quand je vins à parler de l’amour d’Edgard, elle partit d’un frais éclat de rire, et se prit à me raconter avec une folle gaieté je ne sais quelle histoire toute récente à laquelle il me fut impossible de rien comprendre, sinon qu’il y était fort question de Turcs.

— Cependant M. de Meilhan vous aime ? lui demandai-je enfin avec une vague inquiétude.

— Oui, oui, s’écria-t-elle, il m’aime… jusqu’à la folie !

— Il vous aime, puisqu’il est jaloux.

— Oui, oui, s’écria-t-elle encore, jaloux… comme un musulman.

Et le rire de recommencer.

— Cependant, demandai-je encore, si vous ne l’aimiez pas, comment se fait-il qu’après mon départ de Richeport, vous y soyez restée plus d’un jour ?

— Je vous y attendais, me répondit-elle, en passant sans efforts de la gaieté d’une enfant à la gravité d’un esprit sérieux et d’un cœur réfléchi.

Je lui parlai de mon amour. J’étais sincère, je dus être éloquent. Je vis à plusieurs reprises sa paupière se mouiller de larmes, qui, cette fois, n’étaient pas des larmes de douleur. Je racontai ma vie tout entière. Ce que j’avais espéré, attendu, souffert, je dis tout, jusqu’à l’heure où elle m’était apparue comme la réalisation enchantée des rêves de ma jeunesse.

— Vous m’offrez, me dit-elle, de partager votre destinée, et vous ne savez pas qui je suis, d’où je viens, où je vais.

— Vous vous trompez, je vous connais, m’écriai-je ; vous êtes noble autant que belle, vous venez du ciel, et vous y retournez. Emportez-moi avec vous sur vos ailes.