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cendaient de la rue de Provence. Je n’ai pas la patience d’attendre l’épuisement d’un défilé de voitures, surtout lorsque je marche au hasard, et qu’il m’importe fort peu que mon pied couvre sa part d’asphalte ou de pavé. Ainsi, au lieu d’attendre, je doublai l’angle de la rue, et, longeant le trottoir, je descendis, avec les voitures, la rue Lepelletier. Comme elles allaient plus vite que moi, elles ne me masquèrent pas la façade de l’Opéra, quand j’arrivai à la hauteur du péristyle. C’est alors que je me dis : Entrons.

Je pris une loge de rez-de-chaussée, car depuis dix ans ma loge de famille avait changé cinq fois de maîtres, de tentures et de clefs. Je m’assis au fond, dans la brume du clair-obscur, pour ne pas être reconnu, et pour laisser en repos chez eux quelques amis, qui se seraient imposé l’obligation de venir professer un cours de modes à un voyageur arriéré de dix ans.

Je ne connaissais pas la Favorite, et mon oreille ne s’ouvre que paresseusement à une musique nouvelle ; les grandes partitions exigent de l’auditeur indolent un long noviciat. J’écoutais l’orchestre et les voix avec nonchalance, et je regardais les loges avec un intérêt singulier, pour compter les petites révolutions que dix ans peuvent amener dans le personnel aristocratique de l’Opéra.

À côté de moi, dans les loges voisines, il y avait un bruit confus de paroles, et quelques phrases distinctes, par intervalles, arrivaient à mes oreilles, quand l’orchestre et le chant se taisaient. Involontairement j’écoutais ces phrases, qui d’ailleurs n’étaient pas des confidences, et rentraient dans le domaine de ces causeries oiseuses que les habitués des loges mêlent au libretto d’un opéra.

On disait :

— Oh ! je la reconnaîtrais sur mille ! Je me méfie un peu de ma vue, mais ma lorgnette corrige mes yeux. C’est