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plus splendide et plus caractéristique. J’ai découvert, dans les bazars des villes les moins infectées de l’esprit moderne, des tailleurs pleins d’un mépris profond pour les modes franques, qui, de leurs vieilles mains émues, m’ont fait des merveilles de coupe et de broderie. Je te montrerai des caftans passementés dans quelque bourgade perdue de l’Asie Mineure par de pauvres diables à qui tu ne voudrais pas ici donner ton chien à promener, qui valent, pour l’entrelacement des lignes, les plus pures arabesques de l’Alhambra, et, pour la couleur, les queues de paon les plus heureusement épanouies d’Eugène Delacroix ou de Narciso Ruy Diaz de la Pena, un grand peintre qui fait aux bourgeois la concession de ne porter que le quart de son nom.

Je puis dire que mon apostolat n’a pas été sans fruit. J’ai ramené au doliman plus d’un jeune Osmanli près de se faire habiller chez Buisson ; j’ai sauvé plus d’un cheval de la race Nedji de l’affront de la selle anglaise, plus d’un Turc grivois adonné au vin de Champagne a repris l’usage de l’opium. Quelques Géorgiennes, qu’on allait compromettre aux bals des ambassadeurs européens, me doivent d’être renfermées plus étroitement que jamais. J’ai fait sentir à ces Orientaux dégénérés combien une pareille indécence était désastreuse. J’ai détourné le sultan Abdul-Medjid de l’idée d’introduire la guillotine dans ses États. Sans me vanter, j’ai fait beaucoup de bien, et si nous étions seulement une douzaine de gaillards comme moi, nous empêcherions les peuples de ressembler à des bottiers en chambre. — Et toi, que fais-tu ? mon cher Edgard. — Je vais en Amérique, et j’attends ici que l’Ontario chauffe. — C’est une bonne idée ! Tu te feras sauvage, tu ressusciteras le dernier Mohican de Fenimore Cooper, — une tortue bleue dans le creux de l’estomac, des plumes d’aigle dans ton scalp, des mocassins brodés en tuyaux de porc-épic. — Je te vois d’ici, tu seras très-beau avec ton air triste, tu auras l’air de pleurer sur ta race morte. — Si je n’étais absent de chez moi depuis quatre années, je