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comprenait rien à la beauté particulière du pays qu’il habite. Nul n’a la conscience de sa physionomie, chacun rêve d’être un autre. Les Espagnols, les Turcs s’excusent tant qu’ils peuvent d’être beaux et pittoresques. Le Majo Andalou vous demande pardon de n’être pas en frac et en chapeau rond. L’Arnaute, dont le costume est le plus splendide et le plus élégant qui ait jamais vêtu la forme humaine, regarde en soupirant votre redingote et se demande à part lui s’il ne vous tirera pas un coup de fusil pour vous la prendre dans la première gorge de montagne où il vous rencontrera seul ou mal accompagné. — La civilisation est l’ennemie naturelle de la beauté. Toutes ses créations sont laides. — La barbarie, — ou du moins la barbarie relative, — a le secret de la forme et de la couleur. — L’homme encore près de la nature en imite les harmonies et trouve les types de ses vêtements, de ses ustensiles, dans le milieu qui l’entoure. Les mathématiques ne sont pas encore arrivées avec leurs lignes droites, leurs angles secs et leur aridité désolante. — Maintenant, les traditions pittoresques se sont perdues, le pantalon à sous-pied envahit l’univers, les affreuses gravures du journal des Modes se glissent partout ; cependant, il me répugne de croire que le goût de l’homme se soit perverti à ce point que si on lui faisait voir des costumes où l’élégance se marie à la richesse, il ne les préférât pas aux hideux haillons modernes. Ayant fait ces réflexions judicieuses et profondes, je me suis senti comme illuminé d’en haut, et le secret de ma mission sur terre m’a été révélé : je suis venu au monde pour prêcher le costume, et, comme tu vois, je prêche d’exemple. Considérant que la Turquie est le pays le plus menacé de paletot et de chapeau tromblon, je suis allé à Constantinople faire une réaction en faveur de la veste brodée et du turban. Mes graves études sur la question, ma fortune et mon goût me permettent d’atteindre le nec plus ultrà du genre.

Je doute que jamais sultan ait possédé une garde-robe