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et semblaient plongés dans les ravissements de l’extase. Un de ces rêveurs enfants de l’aurore attira d’abord mon attention par son brillant costume et par l’éclat de ses armes.

Aux pâles clartés des bougies expirantes, aux blafardes lueurs d’un jour naissant, obscurcies encore par les lourdes tentures des fenêtres, j’avais peine à distinguer les traits de ce superbe musulman. Toutefois je croyais le reconnaître ; j’ai rencontré bien peu de pachas dans ma vie, eh bien ! il me semblait que j’avais déjà vu celui-là quelque part. Je le regardais et je trouvais ses mains plus blanches que les mains de ses compatriotes, et cela me paraissait suspect. À force d’observer ce douteux mécréant, ce barbare amateur, je commençais à le soupçonner de civilisation et d’européisme. Un des musiciens endormis près de la fenêtre ayant fait un mouvement, la longue guitare qu’il tenait embrassée, et qu’on appelle, je crois, une guzla, s’embarrassa dans les plis du rideau qui s’entrouvrit ; le jour pénétra plus vivement dans la salle, et un rayon dénonciateur tomba d’aplomb sur le visage du jeune Turc de contrebande. C’était Edgard de Meilhan ! Une petite tasse remplie d’une sorte de confiture verdâtre était posée sur un coussin auprès de lui. Je me souvins qu’il m’avait parlé cent fois des effets merveilleux du hatchich, et du désir violent qu’il éprouvait de connaître cette ravissante ivresse ; il m’avait parlé aussi d’un de ses anciens camarades de collége, établi à Smyrne depuis des années ; un original qui s’était donné pour mission de rebarbariser l’Orient. Cet ami lui avait déjà envoyé force poignards indiens et pipes turques, et il devait encore lui envoyer une provision de tabac et de hatchich. Ce Turc, récent et volontaire, se nommait Arthur Granson… Je demandai à la petite fille de l’aubergiste : Savez-vous à qui est loué cet appartement ? — Oui, madame ; c’est à monsieur Granson… Ce nom et cette rencontre expliquèrent tout.

Ô Valentine ! je veux être sincère jusqu’à la fin… Ed-