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dirai pas, répond l’employé en bâillant. — Nous courons sur la jetée, demandant d’une voix tremblante : — Savez-vous si c’est aujourd’hui que doit partir le bâtiment américain l’Ontario ? — Nous nous adressons d’abord, croyant bien faire, à un vieil officier blanchi dans les tempêtes ; mais il nous répond par de beaux termes de marine, auxquels nous ne comprenons rien du tout. Un autre matelot nous répond : — L’Ontario ? il est déjà bien loin !… — Mais celui-là, nous ne voulons pas le comprendre. Arrivées au bout de la jetée, nous voyons un grand rassemblement de gens occupés à regarder attentivement un nuage qui fuyait à l’horizon lointain. — Je ne vois plus rien, disait l’un. — Moi, j’aperçois encore une petite… petite fumée. — Moi, avec ma longue-vue, je vois encore très-bien le pavillon blanc et le grand U de l’Union… Madame de Meilhan, pâle, haletante, ne trouvait plus de voix pour demander le nom de ce bâtiment fatal, qui disparaissait déjà à nos regards… J’essayai de prononcer ce mot : Ontario… — Justement ! c’est lui, madame. Ah ! n’ayez pas d’inquiétude ; il n’est pas paresseux, celui-là ; vos amis seront en Amérique avant quinze jours d’ici. Ça vous étonne ; c’est comme ça… — Madame de Meilhan tomba dans mes bras sans mouvement. On la porta dans sa voiture ; elle reprit connaissance ; mais elle était si accablée qu’elle ne pouvait comprendre encore tout son malheur. On nous conduisit à l’hôtel le plus voisin ; on la transporta dans une des meilleures chambres, et je restai là près d’elle, pleurant silencieusement à ses côtés, et me reprochant avec douleur, avec remords, d’avoir jeté le désespoir dans cette malheureuse famille.

Pendant ce premier moment de stupeur, madame de Meilhan me toléra près d’elle sans indignation ; mais à peine eut-elle repris ses sens, qu’elle éclata en fureur ; elle m’accabla des plus cruelles injures : j’étais une détestable intrigante, une aventurière sans nom, qui, par ses manéges de comédienne, avait tourné la tête de son géné-