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du tableau de mes richesses. Heureux jeune homme ! m’a-t-il dit ; un grand nom, une fortune considérable, une santé de voyageur équinoxial et polaire, et trente ans ! Au fond, ce notaire raisonnait bien. Si je mettais ma richesse en fusion métallique, le lingot aurait assurément, dans une balance, le poids qu’un notaire donne au bonheur.

Ainsi, ne craignez rien du côté de ma fortune.

N’allez pas croire aussi que je suis à me désoler d’avoir perdu mon avenir politique et militaire dans la tempête royale de 1830. Lorsque le canon bourgeois troua les Tuileries et brisa une vieille couronne, j’avais seize ans, et je compris fort peu les lamentations de mon père qui me disait chaque matin : — Mon enfant, ton avenir est perdu ! L’avenir d’un homme est dans toutes les carrières honorables. Si j’ai laissé dans leur reliquaire domestique les épaulettes de mes aïeux, je puis, à mon tour, léguer à mes enfants d’autres joyaux et d’autres illustrations. Je viens de faire une campagne de dix ans, à travers tous les peuples du monde ; et c’est incroyable la quantité de choses que je ramène prisonnières de cette expédition, sans avoir attaché à la robe d’une mère le moindre crêpe de deuil. Je me préfère, comme conquérant, à César, Alexandre et Annibal, et à coup sûr mon avenir militaire ne m’aurait jamais donné les épaulettes de ces trois illustres généraux.

Ma nuit dernière a été affreuse, cher Edgard ; vous ne vous en doutiez guère, n’est-ce pas, au ton faussement léger de ces préambules ?

Vous allez voir comme la vie se fait lorsqu’on ne prend pas garde à elle, lorsqu’on laisse un instant tomber son bras dans ce duel incessant que la nature nous force à soutenir avec elle depuis notre berceau, et qui se termine toujours par notre mort. Quel long et superbe voyage je