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ni de vertu, ni de devoir. — Vous m’avez donné le droit de vous aimer, — aux clartés des étoiles, dans l’allée des acacias, en face du soleil, à cette fenêtre du donjon de Richard qui s’ouvre sur un abîme. Vous m’avez conféré ce sacerdoce auguste. Votre main a frémi dans la mienne. La lueur céleste allumée par mes regards a brillé dans vos yeux. Ne fût-ce qu’une seconde, votre âme m’a appartenu ; il y a eu contact et l’étincelle électrique a jailli.

Il se peut que dans votre idée cela ne signifie rien : moi je n’admets aucune de ces distinctions subtiles ; ce moment, m’a uni à vous pour toujours. Votre volonté, l’espace d’un éclair, a été d’être à moi ; je ne sais pas faire trois parts de mon esprit, de mon âme et de mon corps ; tout ce qui est moi vous adore, vous aime et vous veut. Je n’ai pas des amours gradués, selon les gens. On ne sait qui vous êtes. Vous seriez la reine de la terre ou la reine des cieux, je n’aurais pas pour vous un autre amour.

Recevez-moi. Vous ne m’expliquerez rien si vous voulez ; mais recevez-moi. Je ne puis vivre sans vous. — Qu’est-ce que cela vous fait que je vous voie ?

Ah ! j’ai bien souffert, même quand vous étiez encore au château. Quelle influence maligne s’est répandue entre nous ? J’ai senti vaguement qu’il s’était passé quelque chose de suprême et de fatal ; j’ai eu comme le pressentiment d’une destinée qui s’accomplissait ; était-ce votre sort ou le mien qui se décidait, ou tous les deux ? quel mot décisif l’ange rêveur qui tient les registres de l’avenir a-t-il écrit sur la page de bronze d’où rien ne s’efface ? qui a été condamné ou absous en ce moment solennel ?

Pourtant, il n’était arrivé aucun événement appréciable ; rien ne paraissait changé dans notre vie. D’où donc me venait cette inquiétude mortelle, ce trouble profond, cet effroi précurseur d’un danger immense, mais inconnu ? J’ai eu de ces perceptions instinctives, de ces terreurs magnétiques qu’éprouvent les avares endormis lorsqu’un