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quelqu’un au château dire que je suis retenue à Pont-de-l’Arche, ce qu’il fallait dire pour être poli ; et, voulant éviter les instances d’Edgard, je vais me réfugier, à l’entrée de la ville, chez la femme d’un pêcheur qui m’est dévouée. Je porte souvent à ses enfants des robes, des chiffons. Sa maison est située sur le chemin qui longe la rivière. À six heures et demie, au moment où l’on devait reconduire Roger au chemin de fer, j’entends plusieurs voix bien connues… J’entends mon nom prononcé distinctement : mademoiselle de Châteaudun. Je m’approche de la fenêtre, et, cachée par le volet à demi fermé, j’écoute attentivement. — Elle est à Rouen, disait le prince… — Quelle étrange femme ! disait M. de Villiers. — Ah ! cette conduite peut s’expliquer, reprenait Edgard ; elle est indignée contre lui. Sans doute, elle doit me croire coupable, reprenait à son tour Roger ; je veux la revoir à tout prix pour me justifier… En causant ainsi, ils passèrent tous trois devant la fenêtre où j’étais. Je tremblais, je n’osais les regarder… Quand ils se furent un peu éloignés, j’entr’ouvris le volet, et je les vis arrêtés tous trois admirant le paysage, qui est superbe, et ce charmant pont, dont les piliers sont tout en fleurs. En les voyant tous les trois si élégants, si distingués, un mauvais sentiment de vanité féminine me traversa l’esprit ; je me dis tout bas, et dans le plus profond abîme de mon orgueil : Tous les trois ils m’aiment… tous les trois ils pensent à moi… Oh ! j’ai été bien cruellement punie de cet éclair de vanité misérable. Hélas ! il y en avait un des trois qui ne m’aimait point, c’était celui que j’aimais ; il y en avait un qui ne pensait pas à moi, c’était celui à qui, moi, je pense à toutes les heures de ma vie. Un autre sentiment plus noble est venu m’attrister le cœur. Voilà trois amis, me disais-je… et peut-être un jour, à cause de moi, trois ennemis. Valentine, vous voyez comme je suis triste et découragée, ne m’abandonnez pas. Brûlez ma dernière lettre, je vous en conjure.

Irène de Châteaudun.