Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’au moment de le retrouver ; je me trompais ; il m’a saluée, il est parti et il ne m’a rien dit en partant…

Alors j’ai senti que tout était perdu pour moi, et je me suis mise à pleurer comme un enfant, à sangloter. Tout à coup la servante a ouvert la porte en disant : « Ce monsieur a oublié les lettres pour madame de Meilhan. » Et au même instant il est rentré dans le salon, et il a pris sur la table un paquet de lettres que la servante lui avait remis quand il était arrivé et qu’il avait oublié. Voyant que je pleurais, il s’arrêta inquiet et vivement ému, il me regarda avec une attention singulière, et je crus remarquer à travers mes larmes qu’une sorte de joie cruelle éclatait dans ses regards ; je pensai encore que cette fois il allait venir me parler, mais il s’éloigna brusquement, et j’entendis la porte retomber derrière lui. Le lendemain, au risque de rencontrer avec lui Edgard, je suis restée toute la matinée dans le chemin qui est au bord de la Seine. J’espérais qu’il s’en irait par là, j’espérais aussi que peut-être il reviendrait me voir… je comptais, pour le ramener, sur mes larmes, sur ces larmes versées pour lui et qu’il avait dû comprendre… Il n’est pas revenu !

Depuis trois jours qu’il est parti, je passe toutes mes heures à me rappeler cette dernière entrevue, les dernières paroles qu’il m’a dites, ses accents, ses regards… il y a des instants où je trouve l’explication de tout. Ma foi se ranime… il m’aime ! il attend une circonstance, il veut faire une démarche, il redoute un obstacle, il veut éclaircir quelque doute… un scrupule généreux le retient… L’instant d’après, l’affreuse vérité reparaît lumineuse. Je me dis : C’est un jeune homme plein d’imagination, à idées romanesques… il m’a rencontrée ; je lui ai plu ; il m’aurait aimée si j’avais été dans ses relations habituelles ; mais tout nous sépare ; il m’oubliera… Et puis bientôt, révoltée contre ce destin que je peux changer, je m’écrie : Je le reverrai… je suis libre, je suis jeune, je suis belle ; il faut le croire, puisqu’il le disait ; j’ai deux