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siége ; elle a peut-être quitté la maison après quelque scène plus sérieuse, engagée entre vous deux en sa présence.

En arrivant au château, j’ai suivi vos mouvements, dans l’angle du salon, où nous étions assis tous les trois. Le timbre naturellement sonore de vos deux voix m’a paru fêlé. Cela m’a donné tout d’abord à réfléchir. Vous teniez, vous, dans vos mains, une petite branche d’hibiscus que vous effeuilliez, par contenance. Edgard ouvrait un journal et le repliait à rebours. C’était évident ; vous vous gêniez l’un l’autre, et je vous gênais tous deux.

Par intervalles Edgard lançait un regard furtif au piano muet, à la broderie, aux fleurs du vase, à la partition ouverte sur le pupitre ; vous faisiez la même chose, vous, et comme à votre insu ; mais vos deux regards ne se portaient jamais ensemble sur le même point. Quand Edgard regardait les fleurs, vous regardiez le piano. Ainsi du reste ; et si chacun de vous eût été seul, il eût contemplé longtemps avec amour toutes ces futilités qui se parfument sous la main d’une femme, et qui semblent retenir quelque chose d’elle, à la place où elle n’est plus.

Vous êtes le dernier venu, vous, dans la maison où est cette femme ; vous êtes aussi le plus raisonnable ; eh bien ! votre bon sens et votre amitié doivent éclairer votre conduite future avant mes conseils. Éloignez-vous ; il en est temps encore. Plus tard, votre amour-propre trop engagé ne vous permettrait plus de céder la place à un ami qui serait devenu un rival. La passion n’a pas jeté des racines bien profondes dans votre cœur : elle est sans doute encore au degré de fantaisie, de préférence momentanée, ou de douce affaire de désœuvrement. À la campagne, toute jeune femme plus ou moins disponible doit ravager tous les jeunes gens de votre âge qui graviteront autour comme des satellites. Il y a des femmes qui se plaisent à jouer ce jeu. C’est fort amusant d’abord, à la première partie, comme toute espèce de jeu. On commence avec des sourires, mais la revanche se termine avec des pleurs ou avec