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différentes pour avoir ce jugement absolu de l’esprit, cette provision d’idées acquises, de principes immuables, sans lesquels on ne peut se faire ce qu’on appelle une philosophie, c’est-à-dire une vérité à son usage. Dans tous ces mondes sauvages et civilisés qu’il a parcourus, il a observé des religions si burlesques, des morales si folâtres, des points d’honneur si plaisants, qu’il a rapporté de ces excursions une indifférence universelle, une légèreté brillante, qui donne sans doute beaucoup de grâce à son esprit, mais qui ôte de la dignité à son amour. Roger n’attache guère d’importance à rien. Il faut qu’un amer chagrin lui apprenne que tout n’est pas plaisanterie dans la vie ; la douleur peut seule lui rendre encore des croyances.

J’espère donc qu’il sera très-malheureux en apprenant ma fuite inexplicable, et je compte bien venir observer son désespoir. Rien ne me sera plus facile que de passer incognito deux ou trois jours à Paris dans ma chère mansarde, qui n’est pas louée, et je me fais un malin plaisir de voir par moi-même comment on traite mon souvenir. Bref, j’assisterai à mon absence, cela sera tout à fait nouveau.

Mais je m’aperçois que ma lettre est d’une longueur effrayante, je m’aperçois aussi qu’en vous racontant mes peines je les ai presque oubliées ; je reconnais là votre noble influence, ma chère Valentine ; penser longtemps à vous, c’est déjà se consoler et s’améliorer. Écrivez-moi donc. Vos conseils ne seront point perdus ; je suis une folle, j’en conviens, mais une folle qui est de bonne foi quand elle demande qu’on la guérisse, et une raisonneuse qui fait bon marché de ses raisonnements quand elle aime.

J’embrasse ma filleule et lui envoie pour sa fête une jolie robe brodée toute garnie de dentelles. Ô mon amie !… que je les ai retrouvées avec délices ces dentelles adorées ! seules réalités des grandeurs, seul don de la fortune qui