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nuit, accusant de lenteur la course du soleil, pensant que ce jour ne finirait jamais. Enfin quand l’ombre fut venue, j’allai m’accouder sur le balcon de l’unique fenêtre, et, dans un trouble que je ne saurais dire, je vis les étoiles poindre une à une ; je les aurais toutes données pour voir briller celle qui ne s’alluma pas. Que vous conté-je là, madame, et que pouvez-vous y comprendre ? Vous ne savez rien de ma vie ; vous ne savez pas que j’ai vécu deux ans dans cette mansarde, pauvre, ignoré, sans autre ami que le travail, sans autre compagne qu’une petite lumière que je voyais toutes les nuits, à travers les rameaux d’un pin du Canada, luire et s’éclipser régulièrement aux mêmes heures. J’ignorais et j’ignore encore qui veillait à cette pâle lueur ; mais je m’étais pris pour elle d’une affection sans nom, d’une tendresse mystérieuse. À travers les jardins qui nous séparaient, je lui avais dit, en partant, un bien long adieu dans mon cœur, et, au retour, en ne la voyant plus, mon cœur s’est attristé comme de la perte d’un frère. Qu’es-tu devenu, petit phare lumineux qui scintillais dans l’ombre de mes nuits studieuses ? T’es-tu éteint dans un orage ? ou Dieu, que j’invoquai pour toi, a-t-il exaucé ma prière, et rayonnes-tu d’un éclat moins tourmenté dans des parages plus heureux ? Encore une fois, c’est là toute une histoire ; j’en sais une plus fraîche et plus charmante que j’ai hâte de vous conter.

Je m’embarquai le lendemain (c’était hier), par le chemin de fer de Rouen, pour le château de Richeport, où M. de Meilhan m’avait donné rendez-vous chez sa mère. Sans l’avoir jamais vu, vous connaissez M. de Meilhan. Vous connaissez ses vers, vous les aimez. Je fais profession, pour ma part, d’aimer sa personne autant que son talent. Notre amitié date de loin : j’ai assisté aux premiers bégaiements de sa muse ; j’ai vu naître et grandir sa jeune gloire ; j’ai prédit tout d’abord la place qu’il occupe, à cette heure, dans la poétique pléiade, honneur d’une grande nation. À l’entendre, vous diriez un impitoyable