Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/198

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fendre mes ailes… À ces mots il s’interrompit. Ah ! mon Dieu… reprit-il, je viens de me comparer à un aigle ; je vous demande mille fois pardon, madame, de cette orgueilleuse comparaison… Voyez un peu à quoi vous m’entraînez… Il essaya de rire… mais moi je ne riais pas…

Valentine, ce que je vous répète est bien loin de ce qu’il disait ! Que d’éloquence dans ses nobles paroles, dans l’accent de sa voix, dans les éclairs de ses yeux ! Ses généreux sentiments, longtemps retenus, se répandaient avec joie ; il était heureux de se sentir compris enfin, de pouvoir, un jour dans sa vie, trahir sans imprudence tous les divins trésors de son cœur, de pouvoir nommer hautement toutes ses chères idoles proscrites, sans crainte de voir leur puissance déniée, leur nom insulté ! il s’enivrait de confiance et il s’attachait à moi par tout ce qu’il osait me confier. Je me reconnaissais avec délices dans le portrait qu’il faisait de lui ; je retrouvais avec orgueil, dans ses convictions profondes, à l’état de vérités fortes et saintes, toutes les poétiques croyances de mon jeune âge, qu’on a tant de fois traitées de fictions, d’illusions et de folies ; il me ramenait aux jours heureux de mon enfance en me rappelant, en me redisant comme un dernier écho du passé ces nobles paroles d’autrefois qu’on n’entend plus aujourd’hui, ces fiers préceptes d’honneur, ces beaux refrains de chevalerie dont mon enfance fut bercée… Tout en l’écoutant, je me disais : Comme ma mère l’aurait aimé ! Et ce souvenir, et cette idée faisaient venir des larmes dans mes yeux. Ah ! jamais je n’ai eu cette idée-là près d’Edgard ! près de Roger ! Vous le voyez bien, Valentine, c’est lui ! c’est lui !

Nous étions là depuis une heure ensemble, absorbés dans ces rêveries confidentielles, oubliant les personnes qui nous entouraient, le lieu où nous étions, qui nous étions nous mêmes, et le monde entier. De tout l’univers disparu, il ne restait plus en ce moment pour nous que le suave parfum que nous envoyaient les orangers de la terrasse, les