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core : Lovelace de boutique, mauvais don Juan de province, etc., etc., mais je n’en suis pas bien sûre.

À table j’étais placée en face de lui, et tout le temps du dîner je cherchais à m’expliquer pourquoi ce jeune homme si beau, si élégant, si distingué, était affublé du railleur sobriquet de don Quichotte. À force de chercher, je parvins à deviner, et vraiment ce n’était pas bien difficile. Don Quichotte a deux grands ridicules : celui d’être très-laid et celui d’être trop généreux. Or, ce jeune homme si charmant ne pouvait être que trop généreux, et, je l’avoue, je me sentis tout de suite fascinée par ce séduisant ridicule.

Après le dîner nous étions sur la terrasse ; il s’approcha de moi.

— Je suis bien malheureux, madame, dit-il en souriant, quand je pense que, sans vous connaître, j’ai déjà eu l’honneur de vous être parfaitement désagréable.

— Vous m’avez fait peur, j’en conviens.

— Comme vous êtes devenue pâle… Vous attendiez quelqu’un, peut-être ?… Il fit cette question d’une voix troublée, et je le vis dans une anxiété si charmante, que je répondis très-vite, trop vite même :

— Non, monsieur, je n’attendais personne.

— Vous m’aviez vu dans l’allée ?

— Oui, je vous avais vu venir.

— Mais y a-t-il une raison sérieuse pour que je vous aie causé ce subit effroi ?… Quelque ressemblance ?

— Non.

— C’est étrange ; je suis très-intrigué.

— Et moi aussi, monsieur, repris-je, je suis très-intriguée à mon tour.

— À propos de moi ?… quel bonheur !

— Je voudrais bien savoir pourquoi on vous a surnommé don Quichotte.

— Ah ! ceci m’embarrasse un peu ; c’est tout bonnement mon secret que vous me demandez, madame, mais