Page:Girardin-Gautier-Sandeau-Mery - La Croix de Berny.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

direction de mes idées. La jeune femme était saisie d’un accès de gaieté délirante, qui lui permettait seulement de bégayer mon nom et mon titre, et de les chanter par syllabes décousues. Je puis tout souffrir de la part d’une femme que je n’aime pas. Beaucoup d’hommes sont ainsi. J’élargis la base de mes pieds ; je croisai mes bras et j’attendis, tête inclinée et découverte, un dénoûment raisonnable à cette folle réception. Après plusieurs tentatives, madame de Lorgeval finit par commencer son petit discours. Après cette tempête d’éclats de rire, il y avait encore un peu de houle, mais je pouvais distinguer les paroles qui m’étaient adressées, sans les comprendre pourtant.

— Excusez-moi, monsieur… mais si vous saviez… quand vous verrez… Cependant, il faudra lui cacher ma gaieté folle… Elle tient encore peut-être au bonheur d’être jeune, comme toutes les femmes qui ne le sont plus… Donnez-moi votre bras, monsieur, je vous prie… Nous étions à table… Nous avons un couvert pour les surprises. On ne voit ces choses que dans les romans.

Je fis un effort pour me remettre au cœur ce courage réfléchi et calme qui me sauva la vie le jour que je fus surpris sur la côte inhospitalière de Bornéo, et que le vieux Arabe, roi de l’île, m’accusa d’avoir tenté le commerce de la poudre d’or, crime capital. Je dis alors à la belle et jeune châtelaine :

— Madame, on rit fort peu à la campagne ; la gaieté est une chose précieuse. On ne l’achète pas avec de l’or ; heureux celui qui la donne ! Je me félicite d’être arrivé sur vos terres avec ce présent. Pouvez-vous m’en rendre la moitié, madame ?

— Eh bien monsieur, venez vous-même la prendre, dit madame de Lorgeval en acceptant mon bras ; seulement, il faut en user avec discrétion devant témoins.

— Je puis vous affirmer, madame, que je ne m’attendais pas à venir chercher la gaieté à votre château…