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Et pourtant celui que j’aime ne m’inspire pas le moindre effroi ; malgré moi, je me défie de cet amour qui ressemble si peu à celui que j’avais imaginé. Les doutes les plus ridicules viennent tout à coup me troubler. Quand Roger me parle avec tendresse, quand il me regarde, quand il me nomme sa chère Irène… je m’inquiète, je m’alarme… Il me semble que je trompe quelqu’un ; que je ne suis pas libre que je me suis engagée autre part. Oh ! comme ces scrupules sont misérables. Comme je mérite peu qu’on s’intéresse à moi ! N’ai-je pas raison de vous dire qu’il faut m’aimer profondément et depuis longtemps pour me plaindre, dans cette coupable tristesse sans cause et sans excuse ?

Vous le voyez, je ne m’aveugle point sur ma folie ; je me juge déjà aussi sévèrement que vous me jugerez. J’ai résolu de traiter ce chagrin puéril comme une maladie de l’esprit.

Mon plan est arrêté ; je vais me retirer pendant quelque temps à la campagne. La bonne madame Taverneau m’écrit de venir la voir à Pont-de-l’Arche, elle m’offre encore l’hospitalité chez elle cette année. Elle ne sait rien de ce qui s’est passé depuis six mois ; elle me croit toujours une pauvre jeune veuve forcée de peindre des écrans et des éventails pour ne pas mourir de faim. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que dans sa lettre elle me raconte ma propre histoire sans se douter qu’elle parle à l’héroïne même de ce singulier roman. Par qui a-t-elle pu savoir cette histoire ? Je ne le devine pas ; ma triste position était un secret pour tout le monde. Du reste, les détails qu’elle me donne sont assez exacts : « Une jeune fille d’une grande naissance, orpheline à vingt ans, réduite par la misère à changer de nom, — et à travailler pour vivre, — et tout à coup rendue à la plus brillante existence par un affreux accident qui lui enlève en un jour tout ce