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puissance de les exaucer tous ! Je n’ai qu’un mot à dire, et cette femme aura, non-seulement cette île et ses prairies qu’elle désire, mais encore cette plaine si fertile, ces forêts et tout ce qui les environne. Oh ! que ce serait doux d’être sur la terre comme une petite Providence, et de pénétrer les désirs secrets de chacun pour les réaliser à l’instant ! Valentine, il faut que je me défie de cela ; c’est dangereux pour moi, ça me tente ; je suis très-capable de dire à cette noble dame ruinée : Voici les prés, les bois, les îles que vous regrettez si tendrement ; je suis aussi capable de dire à ce jeune poète désespéré : Voici cette femme que vous aimez si follement, vous l’épouserez et vous serez heureux… sans m’apercevoir que cette femme-là c’est moi-même, sans me demander si ce bonheur que je lui promets sera le mien. La générosité a pour moi des pentes bien dangereuses ! Cela me plairait de faire la fortune d’un noble poète ! je suis jalouse de ces étrangères qui viennent nous donner des leçons de générosité. Cela me plairait de récompenser par le plus brillant avenir celui qui m’a choisie et qui m’a aimée dans la condition la plus humble. Mais pour cela il faudrait de l’amour, et j’ai le cœur éteint, brisé ! et puis M. de Meilhan a tant d’originalité dans le caractère ; et moi je n’admets l’originalité que dans l’esprit. Il met son cheval dans sa chambre, c’est nouveau, sans doute, mais moi je trouve que les chevaux sont bien dans les écuries, ça me paraît plus commode. — Et puis, ces vilains poètes sont des êtres si positifs, les poètes ne sont pas poétiques, ma chère… Edgard s’est fait romanesque depuis qu’il m’aime, mais je crois que c’est une hypocrisie, et je me défie de son amour. Edgard est, sans contredit, un homme supérieur, d’un talent admirable, je juge qu’il est séduisant, la belle marquise de R… l’a prouvé ; mais moi je ne reconnais pas dans son amour cette idéalité que je rêve. Ce n’est pas le regard qu’il aime dans les yeux, c’est la forme pure des paupières, c’est la limpidité des prunelles ; ce n’est pas la