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la sorte avec moi, je l’aurais broyée sans pitié ; mais la position inférieure de Louise m’a retenu. — J’ai pour les faibles une pitié qui me perdra, car les faibles sont impitoyables pour les forts.

Ce pauvre Alfred, il faut que ce soit vraiment un excellent garçon pour ne pas m’avoir jeté par la fenêtre ; j’ai été avec lui si maussade, si taquin, si acerbe, si railleur, que je m’étonne qu’il ait pu me supporter deux minutes ; j’avais les nerfs tellement agacés, que j’ai décapité, du coupant de ma cravache, plus de cinq cents pavots sur le bord du chemin, moi qui n’ai jamais commis de brutalité sur aucun feuillage, et dont la conscience était pure de tout meurtre de fleur ! — Un instant j’eus l’idée d’aller demander un catafalque à la marquise romantique. Vous jugerez par là du désordre de mes facultés et de ma complète prostration morale.

Enfin, honteux d’abuser ainsi de l’hospitalité d’Alfred, et me sentant incapable d’être autre chose que grognon, revêche et quinteux, je retournai à Richeport, pour être morne et désagréable en toute liberté.

Cher Roger, je fais une pause. — Je prends un temps, comme disent les acteurs ; — la chose en vaut la peine. — Bien que vous lisiez couramment les hiéroglyphes et que vous expliquiez sur-le-champ les énigmes des sphinx, vous ne pourriez jamais deviner ce que j’ai trouvé à Richeport, dans la chambre de ma mère ! Un merle blanc ? un cygne noir ? un crocodile ? un mégalonyx ? le Prêtre-Jean ou l’amorabaquin ? — Non, quelque chose de plus amoureusement invraisemblable, de plus fabuleusement impossible ! — Eh quoi ? — Je vais vous le dire, car cent milliards de suppositions ne vous amèneraient pas à la découverte de la vérité.

Près de la fenêtre, à côté de ma mère, une jeune femme, penchée sur un métier à broder, tirait délicatement une aiguillée de laine rouge. Au son de ma voix, elle leva la tête, et je reconnus… Louise Guérin !