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idéal n’est pas fourbe, mais il est mystérieux ; il ne dit jamais sa pensée, il vous la laisse deviner, ou plutôt il vous la donne ; et elle est la vôtre depuis longtemps déjà, quand vous vous apercevez qu’elle était la sienne.

Celui que j’aime est ce qu’on nomme un bon enfant ; on est tout de suite en confiance avec lui.

Mon idéal n’est pas du tout un bon enfant ; bien qu’il vous inspire une foi profonde, on n’est jamais à son aise avec lui ; il a dans le maintien une dignité gracieuse, et dans les manières une douceur imposante, qui vous cause toujours une sorte de crainte ; si j’osais, je dirais un agréable effroi. Vous vous rappelez, Valentine, quand nous étions toutes jeunes filles, nous nous demandions souvent, en relisant les histoires des temps passés, quelles situations nous auraient plu, quels rôles nous aurions voulu jouer, quelles grandes émotions nous aurions voulu éprouver, et vous aviez toujours pour mes choix étranges le plus superbe dédain : mon rêve par excellence, c’était toujours de mourir de peur. Je n’enviais pas, comme vous toutes, les héroïnes célèbres, les bergères sublimes qui ont sauvé leur patrie ; j’enviais la timide Esther, tombant évanouie dans les bras de ses femmes à la voix formidable d’Assuérus, et revenant avec délices à la vie en entendant cette même voix s’adoucir pour elle et prononcer les plus charmantes paroles qu’ait jamais inspirées un amour royal. J’enviais aussi Sémélé, mourant d’admiration et de crainte à l’aspect de Jupiter en courroux ; mais je l’enviais plus rarement, parce que j’ai peur du tonnerre. Eh bien ! je suis toujours la même ; aimer en tremblant, c’est mon plus beau rêve. Je ne dis pas, comme la jolie madame de T…, que je serai toujours insensible, parce qu’il faudrait, pour me séduire, avoir les passions d’un tigre et les manières d’un diplomate, et que cela est impossible à rencontrer. Je dis que je ne comprends pas l’amour sans effroi.